Il y a des moments magiques ! Ce reportage photo fut l'un des derniers que j'ai mené en pleine mer, avant de me diriger vers de nouvelles découvertes. Pour évoquer le contexte, je dirais que nous étions en fin de journée. Les teintes du ciel que j'ai pu saisir durant cette petite heure sont probablement uniques dans ma carrière.
La mer était agitée, sans pour autant être déchainée. Le soleil descendait sur l'horizon, et à ce moment précis, la vie s'est mise à bouillir. Ce que vous voyez là est un groupe d'oiseaux de mer, des goélands. Vous pouvez voir sur l'image des oiseaux en vol, des oiseaux en stationnaire, d'autres dans l'eau, d'autres encore qui sortent de l'eau. La richesse de cette scène est pour moi, photographe de mer, inouïe.
Je ne vois pas cette image comme une réussite personnelle, technique ou photographique. Non, je vois cette image comme le don de la Nature qui m'a été fait ce jour-là. Il est extrêmement rare de rassembler au même moment la multitude de paramètres nécessaire à la composition et à la fixation d'un tel cliché. Je vous explique.
En fin de journée, la lumière baisse rapidement. C'est précisément cet instant que choisissent les prédateurs pour attaquer leurs proies. Entre chiens et loups, l'oeil des poissons a du mal à s'habituer. Ce que vous ne voyez pas est "sous l'eau", mais néanmoins présent : des bars chassent des petits poissons jusqu'à la piéger à la surface de l'eau. Ne pouvant aller plus loin ou plus haut, les proies ne peuvent plus qu'essayer d'échapper à leurs prédateurs. Malheur à eux ! Les oiseaux s'en mêlent et profitent du diner ainsi préparé par leurs homologues invisibles. Les oiseaux sont en quelque sorte invités au diner... Pris dans l'étau, de nombreux petits poissons finiront ainsi leur vie dans l'estomac de leurs assaillants. Un tel spectacle, agencé et organisé tel qu'il peut l'être sur cette image est unique dans la vie d'un homme.
La lumière baissant, le capteur de mon appareil photo était à la peine. Sur le bateau qui ne cessait de monter, descendre, giter, rouler, il m'a fallu lutter pendant pratiquement une heure pour capter le maximum de matière. Je ne regardais même plus mes clichés, je les empilais furieusement pour ne pas en perdre la moindre substance.
Combiner la présence de tous ces oiseaux, celle d'une vague parfaitement dessinée, dans une lumière qui, quelques minutes après aura disparue, dans l'agitation d'un bateau maltraité par la houle, était inespéré pour moi.
Au final, la série est grande. Ce sont plusieurs centaines d'images qu'il m'a fallu explorer par la suite. De toutes ces images, celle-ci est celle que je n'aurais jamais osé imaginer. Ce cliché exprime la vie réelle de la Nature et de l'animal. La prédation est pour eux une nécessité de survie, et en cela, l'homme n'est pas bien différent. Ce qui différencie l'homme est l'animal est la condition de son alimentation. Dans nos sociétés, la majorité des humains mangent lorsqu'ils ont faim. Dans la nature, les animaux mangent quand l'opportunité se présente, et chose extraordinaire : différentes espèces de mondes profondément différents peuvent s'entraider, comme ici des oiseaux volants et des poissons nageants. En 25 années de reportages en mer, j'ai cherché cette image à chaque fois, espérant voir réunis le contexte parfait pour pouvoir la créer.
Lorsque j'ai développé cette image quelques jours plus tard, je me suis dis intérieurement : "Tu pourrais mourir demain tant cette image resterait l'empreinte de ton âme."
Denis Mourizard
Soutenez mon travail en vous offrant ce cliché.
Comments